Texte du mois

Chaque mois, la proposition
d’un texte écrit en atelier.


Juin 2024

Mademoiselle Renée

Photos de classe. Elles sont une trentaine de filles environ, étagées bien en ordre sur trois rangs, celles de la rangée du bas sagement assises de part et d’autre de l’enseignante. Jupe et cardigan bleu marine, chemisier blanc, elles portent l’uniforme du pensionnat. Certaines sourient à l’objectif du photographe d’autres pas. Je tente de me rappeler les noms de mes compagnes comme on disait à l’époque et dans ce genre de pensionnat. Et aussi de mes enseignantes, toutes des femmes. Du fond de ma mémoire je n’en fais remonter que très peu.
Plus de cinquante ans après, je feuillète ces photos sans véritable émotion. Sauf de la fuite du temps, aucun de ces visages ne me parle vraiment. Et je sais bien pourquoi. Car c’est un autre visage de ces années-là que j’aimerais retrouver. Celui d’une femme dont une bande de gamines immatures et inconscientes a – sans le vouloir et sans même le savoir, la limite est parfois floue entre innocence et culpabilité – bouleversé la vie. Mais ce visage-là je sais que je ne le retrouverai pas.
Mademoiselle Renée était surveillante d’internat. N’étant pas enseignante, elle ne figurait pas sur les officielles photos de rentrée. En revanche, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle apparaisse sur l’un ou l’autre des instantanés pris par mon père à l’occasion des cérémonies religieuses, distributions des prix, kermesses, qui ponctuaient la vie de Sainte Marie. On ne l’y trouve pas non plus. D’elle, je n’ai qu’une petite photo en noir et blanc, carrée, aux contours dentelés. Prise sans doute lors d’une sortie scolaire avec mon Kodak Brownie, ce drôle d’engin cubique que l’on tenait devant soi à hauteur de poitrine. Sur le cliché, on la distingue à peine au milieu d’un groupe. D’un geste de la main qui masque presque totalement son visage elle esquisse la protestation de ceux qui n’aiment pas être photographiés.
Dans les pensionnats comme le nôtre, à côté des religieuses, un grand nombre de femmes laïques – veuves ou célibataires – étaient affectées à la porterie, à la cuisine, à des tâches de surveillance ou de secrétariat. Seules dans la vie, sans formation ni compétences particulières, sans ressources, elles trouvaient là un refuge, un logement et un modeste moyen de subsistance. Mademoiselle Renée tranchait sur ces femmes sans âge, un peu grises, aux austères chignons tirés. Elle ne parvenait pas à discipliner les mèches de ses cheveux auburn sous le foulard marine qu’elle portait dans la journée. Elle se distinguait aussi des religieuses, toutes plus ou moins interchangeables sous leur voile. Mademoiselle Renée appartenait à une espèce différente. À travers elle, nous pensions entrevoir ce qu’était la « vraie » vie.
À aucune de ces femmes chargées de notre éducation nous n’aurions su donner leur âge réel mais nous avions décrété que mademoiselle Renée était jeune. Je sais maintenant qu’elle avait tout juste vingt ans de plus que nous. D’elle, en réalité, nous ne savions rien, pas même son nom de famille. Elle était mademoiselle Renée. Il se disait qu’elle était arrivée du Canada. Un pays encore exotique à nos yeux et que nous ne connaissions qu’à travers notre lecture passionnée de Maria Chapdelaine. Elle venait de Montréal comme je l’ai appris plus tard, mais nos imaginations enflammées et romanesques nous représentaient mademoiselle Renée sous les traits de Maria Chapdelaine errant dans les brouillards et les neiges du lac Saint-Jean.
Grande, mince, les traits fins, nous la trouvions très belle. Particulièrement nous, les internes, qui nous targuions de la côtoyer au naturel lors de ses interventions nocturnes dans notre dortoir pour demander le silence. La vieille robe de chambre grise qu’elle portait ne lui faisait rien perdre de sa grâce naturelle et les cheveux auburn qu’elle dissimulait dans la journée étaient souples et abondants. Oui, nous la trouvions très belle. Énigmatique aussi. Discrète, réservée et solitaire, elle se mêlait peu aux autres adultes et, en dehors de ses fonctions de surveillance, se tenait à l’écart de la plupart des activités du pensionnat. Avec nous, elle était avenante et calme. Pourtant, de temps à autre, une expression absente et d’une infinie tristesse envahissait son visage, comme si elle n’était plus parmi nous.
Lassitude ? Chagrin d’amour ? Souvenir pénible ? La fascination qu’elle exerçait sur nous tenait en partie à ce mystère. Mademoiselle René, davantage que Phèdre, Bérénice ou Andromaque entrouvrait les portes de la vie. Mais les interprétations auxquelles nous nous livrions et qui alimentaient nos conversations restaient celles d’adolescentes. Trop jeunes encore et trop inexpérimentées pour savoir reconnaître la véritable douleur sur un visage de femme.
Mais il faut me résoudre à en venir au fait. Puisqu’on ne peut pas changer le passé, autant l’affronter avec honnêteté. Sans faux-fuyants.
Un jour, sans doute lors d’un conciliabule que nous tenions au sujet de mademoiselle Renée, je ne sais plus laquelle d’entre nous a proposé, dans l’espoir d’en savoir davantage, de pénétrer dans sa chambre. Transgression qui ne présentait d’ailleurs aucune difficulté puisque la chambre n’était en réalité qu’une sorte de cagibi, un réduit exigu situé à l’une des extrémités de notre dortoir et isolé par un simple rideau. Le box était parfaitement ordonné. Sur le lit étroit, la courte-pointe en chenille vieux rose, identique aux nôtres, était bien tirée. Rien ne traînait dans la petite pièce, les vêtements sans doute rangés dans une minuscule penderie que nous n’avons tout de même pas ouverte. Aucune trace d’un objet personnel. À part peut-être, punaisée sur le mur au-dessus du lit, la reproduction d’un tableau. Une très étrange scène de la passion du Christ que je ne fis qu’entrevoir mais qui me mit mal à l’aise à cause de ce qu’elle suggérait de mystère et de violence.
Sur la table de nuit, une simple lampe de chevet et un livre que nous avons ouvert. Sur la page de garde figurait le nom de sa propriétaire, Renée M. Il en est tombée une petite photographie qui servait sans doute de marque-page. Elle n’était pas récente mais nous avons aussitôt reconnu mademoiselle Renée dans la jeune femme vêtue d’un tailleur droit et coiffée d’un chapeau de feutre qui marchait dans un parc ensoleillé et tenait un petit garçon par la main. Le dos de la photo portait cette légende Montréal avril 1949.
La suite, il m’est plus difficile de la relater. Quelques scènes et quelques souvenirs, pourtant.
L’apparition inopinée et soudaine de mademoiselle Renée sur le seuil de sa chambre. Elle nous regarde, ne prononce pas un mot mais son visage est d’une blancheur de craie. La rumeur qui se propage dans le pensionnat. Mademoiselle René tient un enfant par la main. Mademoiselle Renée a un enfant. Et, pour finir, la qualification ultime et infamante, notre peur à toutes, Mademoiselle Renée est une fille-mère. Le départ de mademoiselle Renée de l’établissement du jour au lendemain. Nous sommes en classe. Nous n’y assistons pas. Le regard navré et déçu de Mère Marie-Gabrielle, notre directrice, une femme intelligente, ouverte et juste que nous respectons. Elle nous reproche notre intrusion, parle de respect de la vie privée. Nous protestons. Nous avons mal agi, c’est certain, mais le renvoi de mademoiselle Renée nous semble excessif et injuste. Les mots de Mère Marie-Gabrielle. Les seuls qui pouvaient être dits à ce moment-là et que nous ne comprenons pas. Mademoiselle Renée n’a pas été renvoyée. C’est elle qui a demandé à partir. C’est un autre établissement de notre congrégation qui va désormais l’accueillir. Enfin, en nous congédiant, le regard de bonté de notre directrice. De la bonté et quelque chose comme de la compassion. Avec cette phrase sibylline qu’il me faudra cinquante ans pour comprendre. Souvenez-vous toujours qu’il existe une différence entre responsabilité et culpabilité. Il existe aussi différents degrés dans la culpabilité. Et, dans cette affaire, ni vous ni mademoiselle Renée n’êtes les plus coupables. 
Nos vies ont ensuite suivi leur cours. Notre baccalauréat en poche, nous avons quitté Sainte Marie. J’ai fait des études de droit à l’université. Quant à ma vie familiale, elle s’est déroulée de façon classique – mariage, enfants, petits-enfants – et, dans l’ensemble, plutôt heureuse. Avec le temps, les années de pension se sont tout naturellement estompées, le souvenir de mademoiselle René aussi.
Mais certains souvenirs sont comme ces infections qui ne guérissent jamais totalement et, parfois, au gré des circonstances – un visage entrevu, un mot entendu ici ou là – se réveillent, remontent à la surface et recommencent à vous faire souffrir. Ainsi, lors de ce voyage à Florence, lorsque, visitant le couvent San Marco, je me suis trouvée, saisie et les larmes aux yeux, face à l’original de la reproduction entrevue sur le mur de mademoiselle Renée.
Il s’agissait d’une fresque de Fra Angelico. Le Christ aux outrages. Le Christ assis, vêtu d’une longue tunique blanche, un bandeau sur les yeux. Autour de lui, ses bourreaux l’entourent et le maltraitent. Mais, contrairement aux représentations habituelles de cette scène, la plupart des bourreaux restent invisibles et anonymes. Le peintre les a représentés sous la forme d’étranges et menaçantes mains coupées qui voltigent autour du Christ. Sur la gauche, une tête, coupée elle aussi, lui crache au visage.
Ainsi, de temps à autre, remontaient des souvenirs et des émotions. Mais la remontée de la réalité était encore à venir. Je n’en avais pas fini avec mademoiselle René. Il me restait à prendre conscience de mon aveuglement. À comprendre que ce que nous construisons à propos des autres n’est que le reflet de ce que nous sommes.
C’est arrivé il y a quelques jours seulement, à l’occasion d’une rencontre fortuite avec une ancienne de ma classe. D’elle adolescente je n’avais que le vague souvenir d’une fille réfléchie et sérieuse. Après la pension, ni les unes ni les autres n’avions cherché à nous revoir. Nous avons échangé un moment sur nos familles, nos carrières, ce genre de choses. Elle était devenue une historienne reconnue, spécialisée dans l’histoire de l’immédiat après-guerre. Tu te souviens de mademoiselle Renée ? M’a-t-elle demandé.
Bouleversée, j’ai écouté ce qu’elle avait découvert sur notre ancienne surveillante et qui s’est trouvé confirmé par les documents qu’elle m’a fait parvenir dès le lendemain.
Le premier émanait des archives de la Préfecture de police de la Seine et datait de 1946. Un attendu de jugement. J’avais suffisamment pratiqué le droit pour en reconnaître le style.
Considérant qu’il ressort de l’enquête effectuée et des témoignages du voisinage recueillis au cours de l’audience que les relations de l’accusée, Renée M. avec un représentant de la puissance occupante dont elle a par ailleurs eu un enfant bâtard sont avérées ;
Considérant que l’accusée, ayant profité d’avantages pécuniaires réservés aux femmes à la solde de l’ennemi, relève du chef d’accusation de trahison ;
Considérant que l’indignité nationale, notion morale, se révèle moins par des faits que par le comportement de la personne susceptible de l’encourir ;
Il est acquis que l’attitude de l’accusée, bien qu’étant tout juste majeure, doit être considérée comme indigne d’une Française et qu’elle relève d’une sévère application de la loi.

L’attendu était suivi de la mention suivante :
Condamnée à dix ans d’indignité nationale et d’interdiction de résidence dans le département de la Seine, le 7 janvier 1946.
En dessous, on avait ajouté à la main : Amnistiée en 1951.
Le deuxième document ne m’apprenait rien. Juriste, je connaissais parfaitement les éléments constitutifs du crime d’indignité nationale instauré par une ordonnance de 1944.
Constitue le crime d’indignité nationale le fait d’avoir, postérieurement au 16 juin 1940, soit sciemment apporté en France ou à l’étranger une aide directe ou indirecte à l’Allemagne ou à ses alliés, soit porté atteinte à l’unité de la Nation ou à la liberté des Français ou à l’égalité entre ceux-ci. 
Il y avait enfin un article. Extrait d’une revue grand public, intitulé Que sont-elles devenues ? Il traitait des femmes qui avaient eu des « ennuis » à la Libération. Le Québec, francophone, en avait accueilli un certain nombre. Venues dans la Belle Province se refaire une virginité, commentait l’auteur avec un humour nauséabond. Certaines de ces femmes avaient fait souche au Canada. D’autres étaient rentrées en France après l’amnistie de 1951.
J’ai voulu aller à la rencontre de ces femmes traîtres à la nation. Je suis allée Sur Wikipédia pour en savoir plus. J’ai trouvé des photos des « ennuis » qu’elles ont endurés à la Libération.
Elles viennent d’être tondues, sont en train de l’être ou attendent leur tour. Elles sont montrées du doigt, bousculées, traînées dans les rues par une foule hilare et satisfaite. Les photos sont muettes mais il me semble entendre les cris et les rires de la foule. Certaines sont en combinaison, à demi-déshabillées. On leur a arraché leurs vêtements. Parfois, on a gravé une croix gammée sur leur front. Quelques-unes portent un enfant dans les bras. Je regarde leurs visages. Méconnaissables, elles ont perdu leur identité et jusqu’à leur regard. Cette absence de regard me dit qu’on peut être à la fois vivant et mort de l’intérieur.
Autour de ces femmes, des hommes, beaucoup d’hommes. Ceux qui les empoignent et les traînent. Ceux qui les maintiennent pendant que d’autres manient la tondeuse. Ceux qui les montrent du doigt. Ceux qui paradent fièrement et se bousculent pour figurer à côté d’elles sur la photo. Parce que voilà ce qu’il faut faire à ces salopes qui ont bien mérité ce qui leur arrive. Il y a une justice, tout de même. Beaucoup d’hommes, en majorité, mais des femmes aussi et qui ne sont pas en reste d’agressivité et de jouissance. Parce que c’est bien de jouissance qu’il s’agit. De quels obscurs cloaques du fond de l’âme humaine tout cela remonte-t-il ?
Mademoiselle Renée a-t-elle fait partie de ces « ennuyées » ? Je ne le saurai jamais comme je ne saurai jamais ce qu’elle est devenue. Elle et son enfant.
Ce qu’il me reste à faire, je le sais. Chercher dans mes albums. En ôter la petite photo carrée et dentelée, celle où l’on ne distingue de mademoiselle Renée qu’une main levée qui cache son visage. Et l’afficher au-dessus de mon bureau juste à côté de la reproduction de Fra Angelico que j’ai rapportée de Florence.


Marie-Françoise Jallade



Juin 2023

El Djadida

Août 1982,
C’est une immensité miroitante sur laquelle le soleil couchant étend ses couleurs de feux. La surface de l’eau, la plage mouillée poudroient d’une lumière ambrée. Les vagues se font moins rageuses, domptées par le vent qui a faibli. Elles s’avancent puis se retirent, alanguies, paresseuses, avec un bruit de succion. Je m’accroupis, règle l’objectif du Nikon, appuie sur le déclencheur, capture le moment, l’emprisonne. Plus tard, lorsque je regarderai les photos, elles ne me rendront pas le bruit de ressac, la fraîcheur de la brise marine, le moelleux du sable humide sous mes pieds nus. Tout ça je devrai le recréer. Dans ma mémoire.
Je me rapproche d’un groupe d’hommes réunis autour d’un brasero. En arabe, je leur demande si je peux laisser mes affaires près d’eux. Un dernier plongeon dans l’océan. Demain, à la même heure, j’aurai retrouvé la grisaille du béton. Un dernier plongeon, comme une purification. Je garderai le sel sur ma peau. Je le goûterai du bout de la langue quand je serai là-bas.
Lorsqu’ils me voient me diriger vers la mer, les hommes crient « Ne va pas dans l’eau ou les djins t’attraperont pour te noyer » je me retourne en rigolant « Ou alors c’est Aïcha Kandisha qui va m’attraper. ». Au même moment je regrette cette parole. Je sais les superstitions tenaces dans ce pays avec la peur de s’attirer le mauvais œil. Un jeune de mon âge, à peine vingt ans, éclate de rire « Aïcha Kandisha c’est ma sœur. ». Les autres, plus âgés, ne rient pas, hochent la tête d’un air perplexe, désapprobateurs.
Lorsque je reviens pour me sécher et reprendre mes affaires, un homme m’interpelle : « Francaoui ? ». Comme on veut. Francaoui ici, marocain là-bas. Le cul entre deux chaises. Toujours. Je le regarde sans répondre. Hausse une épaule. « Assieds-toi » dit un autre en tapotant la natte tissée de jonc et cuir. Ce n’est pas vraiment une invitation, plus une injonction. J’obéis. Il me tend un verre brûlant. Le sucre, pourtant très présent, ne masque pas l’amertume du thé, le parfum de la menthe triomphe. Je bois vite pour me réchauffer. Les hommes discutent entre eux sans me prêter attention. Le plus jeune, celui qui a ri, remue le contenu d’une marmite bosselée au cul noirci, posée sur le brasero, il porte la cuillère en bois à sa bouche, claque les lèvres. Des bribes de leur conversation me parviennent à travers le bruit du déferlement des vagues. Ils sont satisfaits de leur journée. Ils ont ramené plusieurs kilos. Kilos ? je ne vois ni filets ni poissons. « Vous êtes des pêcheurs ? » je demande. L’homme me montre du doigt des chambres à air de camions posées un peu plus loin. « Qu’est-ce que c’est ? » « Va voir ».
Des algues. Des monceaux d’algues rouges sont entassés dans les chambres à air. J’en prends une poignée, respire leur odeur iodée. Mon cousin Bachir m’a parlé de ces hommes, femmes ou enfants qui ramassent les algues échouées sur les plages d’El Djadida pour les revendre à des intermédiaires envoyés par des usines ou laboratoires pharmaceutiques. D’autres, plus pressés de gagner leur vie, plongent en apnée et arrachent les algues. Ceux-ci doivent en faire partie. Bachir qui étudie la biologie en France trouvait cette pratique désastreuse. Un jour il n’y aura plus d’algues, plus de poissons, ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas. Va faire comprendre la biodiversité à des gens qui crèvent de faim.
Les hommes me rejoignent vers les bouées. « Donne-nous un coup de main ils arrivent. ». Sur la route, plus haut, des phares trouent la nuit. Je les aide à porter les chambres à air jusqu’aux camions. Des hommes les hissent sur le plateau du véhicule, transvasent les algues dans des ballots de toile qu’ils pèsent, notent les chiffres dans un carnet. Quand ils ont terminé, ils sortent des billets de banque de leur poche, les comptent avant de les tendre aux plongeurs. Chacun range son argent, sans recompter.
La lune baigne de sa froide lumière argentée l’eau, le sable, rendant le paysage monochrome. Seule tache de couleur sur la plage le braséro rougeoyant.
Le jeune, resté pour s’occuper du repas, a versé le tajine dans un grand plat unique. Sans y être invité, je m’installe avec eux, en cercle. J’utilise le pain pour prendre des morceaux de pommes de terre et du poisson, je sauce le jus. C’est bon, aussi bon que le tajine de ma tante Rkhia. Lorsque j’ai dit aurevoir à ma tante, elle a pris mon visage dans ses mains, ses yeux pleuraient.  « Reviens vite me voir ya oulidi (mon garçon), que Dieu te garde. ». En m’éloignant je l’entendais murmurer des paroles, des incantations destinées à me protéger.
J’avais faim. Les autres aussi. On mange en silence. Chacun absorbé par ses pensées. Celui qui rompt le silence se plaint du salaire de misère. « Estime toi heureux d’un avoir un, lui répond un autre, et de ne pas avoir à mendier. » Je regarde leurs visages fatigués, leurs yeux rougis et leurs cheveux brulés par le sel. Ce boulot ils le garderont tant que la température de l’eau leur permettra de plonger pour ramener des algues. Après ils devront trouver autre chose, pour survivre.
Le plus jeune, assis à côté de moi, me demande mon nom « Mokhtar, et toi ? » « Youssef », je lui demande son âge, « quinze ans ». Je le pensais de mon âge, mais ce pays use plus vite les hommes et les femmes. Il regarde ma montre, demande si je peux lui passer. J’hésite. Pas sûr de la reprendre. Il la soupèse, la porte à son oreille, elle est jolie il dit. J’ai envie de lui dire « Vas-y garde la, je te la donne. », mais je n’en fais rien. Il me la rend. Je la rattache à mon poignet, un peu honteux. « Les filles en France elles sont toutes belles comme Catherine Deneuve ? » il demande. Sa question m’amuse. Ici, lorsqu’on me parle de la France, le plus souvent c’est pour évoquer l’argent. L’argent. Ils nous voient tous comme des nantis. Les zimmigrés. Conduisant des voitures neuves, habitant de grandes maisons. Inutile d’essayer de leur expliquer combien ils se trompent, jamais ils ne te croiront. Il faut le dire aussi, ceux partis de l’autre côté ne chercheront pas de les décourager. Quand on revient au bled, on ne s’épanche pas sur ses désillusions. Une affaire de pudeur et de fierté.
 À Tanger je me rappelle ces grappes de gens, assis face à la mer, sur les parapets surplombant le port, ils regardaient au loin les côtes espagnoles, par beau temps.
On raconte qu’Hercule a séparé l’Afrique de L’Europe à la force de ses bras. S’il ne l’avait pas fait, nos destins en auraient-ils été changés ?
L’atmosphère se détend peu à peu. Des flammes vacillent au-dessus des fourneaux des pipes à kif. Un homme chantonne à voix basse. Youssef roule un joint, l’allume, me le tend.
Allongé sur le dos, je fixe le ciel. Les étoiles se rapprochent, dangereuses, elles vont m’avaler, m’emmener dans leur galaxie. La lune est un gros visage qui me juge. Elle est pas contente, puis elle sourit, me fait un clin d’œil. Je flotte sur un tapis de soie, j’agrippe la soie mais elle coule entre mes doigts. C’est alors qu’Aïcha Kandisha me rejoint. Elle est belle, comme elle est belle … ses yeux sont des vagues qui dansent. Ses longs cheveux roux ruisselants frôlent mon visage quand elle me murmure à l’oreille « Viens avec moi, viens avec moi. »
Le froid me réveille. Le froid et l’humidité. Et le bruit tapageur des vagues dans le silence. Leurs crêtes bordées d’écume blanche s’avancent impérieuses pour frapper le sable. Plus loin, sur la ligne d’horizon, un fil d’or annonce le lever du soleil. Je rassemble mes affaires, endosse mon sac à dos, dans mes poches je trouve quelques dirhams et les glisse près de Youssef endormi au milieu des autres, sous les grosses couvertures en laine.
Je traverse la médina assoupie, en direction de la gare routière d’où je monterai dans un car pour l’aéroport Mohammed V. Les volets des échoppes sont fermés. Au milieu de la rue un chaton mort est étendu. Un autre miaule sous les arcades. Petite boule de poils mouillés, misérable, tremblante. J’ai envie de le prendre dans le creux de mes mains, le cacher, l’emmener avec moi en France.


Catherine Amini-Pompanon / « Nouvelles » animé par Geneviève Metge



Mars 2023

Non, je n’ai pas cinq petites minutes à vous accorder. Comment ça, je ne suis pas concernée par les droits humains et la torture ? Mais ça va bien de porter des accusations pareilles ? Non, ne me suivez pas. Non, je ne suis pas vexée.
(Il insiste). Pas du tout, mais vous voyez aujourd’hui il faudrait être concerné par tout : le climat, la politique, l’exploitation, la faim dans le monde, la guerre en Ukraine et moi je suis concernée par tout ça mais, là, ce qui m’inquiète c’est que je sors de chez le coiffeur et il a loupé ma frange. Ah oui, ça vous fait rire ? C’est ça. C’est bien ce que je pensais, c’est loupé. Non, mais, vous comprenez, c’est bien ce que vous faites, sensibiliser les gens dans la rue pour une grande cause, mais moi, ce soir, je fais une conférence sur la mobilité dans les quartiers et il a loupé ma frange. Tout le monde va le voir. Quoi ? Comment ça, c’est rien par rapport à la responsabilité de la France dans la vente d’armes à l’étranger ? Mais vous rigolez ? Moi, aussi, je travaille à changer le monde avec des vélos à panier pour tous et toutes. Vous voyez, j’utilise même l’écriture inclusive à l’oral. On a eu une formation. Très bien, quoiqu’un peu contraignant. Mais ça fait jeune. J’aime bien, moi. La frange aussi, c’était pour faire jeune. Vous en pensez quoi vous ? Non, pas de l’importation des produits fabriqués dans des colonies, de ma frange, vous en pensez quoi de ma frange ?
(Il fait la moue). Ça ne vous plaît pas ? Ne dites pas que ça me va bien si vous ne le pensez pas ! Je suis ridicule. Je le lis dans vos yeux. Et ce tailleur qui ne va pas du tout avec mes lunettes, vous voulez savoir où je l’ai acheté ?
(Le bénévole réajuste son k-way jaune et cherche frénétiquement son téléphone dans son sac). Je vous embête ? Non, mais dites le moi, vous qui m’avez arrêtée pour changer le monde avec de grandes idées, même pas capable de prendre cinq minutes pour écouter la détresse d’une femme qui s’implique corps et âme dans son métier. Vous savez combien de temps ça m’a pris d’arriver à cette conclusion des vélos à panier pour tous et toutes ? Vous avez vu, hein, j’oublie personne ! Comment ça ? Si j’oublie ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir de vélos électriques ? Les personnes à mobilité réduite ?  Les femmes avec enfants, plusieurs enfants ? Ceux qui n’ont pas de garage à vélo ? Mais voyez comme il y va, ce jeune homme. Cinq ans j’ai travaillé sur ce projet des mobilités en ville. Non, mais, jeune homme. Et puis j’aime pas être démarchée, moi. Je suis une femme émancipée. Oui, monsieur.  Et je ne considère pas automatiquement qu’une femme serait empêchée de circuler à vélo avec plusieurs enfants. Comment ça où elles sont fabriquées les batteries de mes vélos électriques ? Nous avons fait un appel d’offre où nous avons été très pointilleux sur la question de l’environnement. Quoi ? Le nucléaire ? Mais, enfin jeune homme, dans quel monde vivez-vous ? Vous voyez bien où ils en sont l’Allemagne aujourd’hui avec la dépendance aux énergies. Quel modèle ! Bravo, hein ? Comment ça j’ai dit « ils » pour l’Allemagne ? Oui, bien j’ai pas encore intégré complètement l’écriture inclusive. L’oral on va l’étudier le mois prochain.
(Il éclate de rire et tente d’appeler ses collègues). Quoi, comment ? Vous qui combattez la torture et l’humiliation, vous aller humilier une femme, là comme ça en pleine rue, devant tout le monde – ça c’est un truc qu’on nous a appris pour ne pas dire devant toutes et tous, vous dites devant tout le monde et hop le tour est joué –. Donc, vous avec vos grandes idées plein la bouche, plein la langue, plein les dents, avec votre sourire ultra bright vous me faites la leçon alors que vous êtes prêt manu militari à faire une atrocité.
(Il sort son appareil photo). Mais, enfin, mais qu’est-ce que vous faites ? Vous voulez montrer ma frange à votre supérieur(e) pour justifier votre manque de performance dans l’adhésion des futurs militants et militantes. Vous voyez, vous aussi vous vous y mettez. Mais c’est pas une raison. C’est humiliant. Et vous, votre k-way jaune, il a été fabriqué où ? Vous le savez ? Allez, montrez-moi l’étiquette.
(Elle essaye de le déshabiller. Il se débat). Non, monsieur je ne vous agresse pas, je veux simplement savoir où a été fabriqué votre k-way.
(Elle fait un pas en arrière). Vous avez peur. Vous avez peur parce que vous ne savez pas et vous appréhendez de voir ce qu’il y a d’écrit sur l’étiquette
(Il baisse les yeux, ramasse son bonnet et le remet). D’ailleurs, c’est quoi ce bonnet ? Ça va avec le k-way ? Il a été fabriqué où ce bonnet ? On est sûr que ce n’est pas un produit importé depuis une colonie ? Ou par des populations exploitées dans je ne sais quel coin paumé de la Chine ? Comment ça c’est de l’occasion ? Il a l’air bien neuf pourtant. Puis l’occasion ça n’empêche pas qu’il a été produit par des hommes ou des femmes, par des mains, du temps de l’énergie ici ou ailleurs. Comment ça, c’est pas le sujet ? Si, bien sûr, c’est le sujet. Comment ça on ne peut pas être irréprochable ? Pourtant depuis tout à l’heure vous n’avez que cela à la bouche. Non, vous ne me comprenez pas du tout. Vous croyez qu’on va devenir amis, juste parce que j’ai réussi à vous faire sentir mal à l’aise. Vous n’êtes pas mal à l’aise ? Fort bien. On dirait pourtant. Vous voulez que je signe la pétition ? Et pour quelle raison ? Vous voulez pas mon numéro de carte bleue, non plus ? Une bonne action qui va me porter jusqu’à la conférence. … Vous trouvez vraiment quelle me va bien cette frange ?
(Elle sourit, rougit). Ne faites pas le séducteur. Vous pensez vraiment que c’est grâce à des femmes comme moi qui offrent des vélos qu’on va attaquer les infâmes qui torturent ? Non, mais vous avez raison. Je ne m’intéresse à rien. Je pourrais oui, contribuer tous les mois à changer le monde. Oui, chez le coiffeur aussi, j’ai abonnement mensuel. Non, ça va merci j’ai les moyens d’apporter mon soutien à une grande organisation internationale et payer le coiffeur. Vous me prenez pour qui ?
(Elle signe. Il quitte son k-way et lui montre l’étiquette).


Julie Romeuf / « Chemins de l’écriture » animé par Estelle Dumortier



Janvier 2023

Arrêt sur image dans le Nebraska

Sur la devanture de la galerie, l’affiche sur fond rouge attire mon regard. Exposition « L’Essence du visible » de Wright Morris. Le titre est beau. La photographie qui l’accompagne, une chaise vide devant une porte fermée, est étonnamment habitée. Curieuse, j’entre dans la galerie.
Aux murs, des photographies en noir et blanc de différents formats. Vêtements, lit défait, chaussures, montre à gousset, ustensiles de cuisine… Des objets du quotidien dans l’Amérique profonde des années quarante. La plupart des clichés sont dépourvus de présence humaine et pourtant ils sont terriblement vivants. Ils racontent l’intimité de vies simples. Sur un des murs, une grande photo m’interpelle. Je lis la légende : Swing seat, Nebraska 1947.
Une balançoire. Le cadrage est centré sur l’assise. Une simple planche rectangulaire en bois brut usé avec une vis à chaque angle pour tenir les tasseaux. La planche est suspendue par deux chaînes fixées de chaque côté entre les vis. Au sol, un amalgame de petits cailloux irréguliers dans les tons clairs et foncés sur lesquels l’ombre de la balançoire dessine des formes géométriques. Le support de la balançoire projette son ombre imposante sur toute la largeur de la photo. On ne le voit pas, on le devine. Peut-être la branche d’un arbre. J’imagine une journée ensoleillée, un ciel bleu, une lumière vive qui fait plisser les yeux. Rien de plus sur cette photographie et pourtant… Face à moi elle prend vie, s’anime, me chuchote des histoires…


***

Crissement des graviers, bruits de pas précipités, voix d’enfants. Deux garçons, deux filles. Une fratrie. Les garçons, en short et débardeur, les cheveux en bataille, les filles en robe-tablier en dessous du genou. Bousculades pour être le premier. Le plus grand des garçons commence, s’assoit sur la planche. Avec ses pieds, il fait tourner la balançoire sur elle-même et les chaînes s’entortillent au-dessus de sa tête, grincent sous l’effet du frottement. Un tour, un autre et encore un autre jusqu’à ne plus pouvoir. Il lève alors les pieds et les chaînes se déroulent lentement puis de plus en plus vite. La tête lui tourne et autour de lui tout devient flou jusqu’à ce que la balançoire s’immobilise. Les autres trépignent d’impatience, il cède sa place et les regarde un à un se transformer en toupie. La petite sœur oubliée, son pouce dans la bouche, pleurniche. Le grand frère la soulève, l’installe sur la planche. Tiens-toi fort, dit-il. Alors elle s’agrippe de toutes ses forces avec ses petites mains tandis qu’il fait pivoter la balançoire. Cliquetis des chaînes qui s’enroulent puis se déroulent sous les cris de joie de la cadette. La porte-moustiquaire claque et la mère apparaît. Les cheveux relevés dans un chignon désordonné, le visage tiré, elle essuie ses mains sur le grand tablier qui recouvre sa robe. Un ordre bref. Fin du jeu, il faut rentrer.

Autre jour, autre moment. La mère est assise sous le porche, le petit dernier dans les bras. Elle tente de calmer ses pleurs. Le père et les autres enfants dorment encore. Léger grincement des chaînes, face à elle la balançoire oscille et l’invite sous la faible lueur lunaire. La mère se lève, descend les quelques marches. Ses pas s’enfoncent dans les graviers. Elle s’assoit sur la planche. Légère pression du pied. Elle se balance doucement, le corps du nouveau-né lové contre elle. Le bercement calme les pleurs. La nuit s’efface peu à peu. La mère distingue les contours de la grange, perçoit le mouvement du bétail dans le pré voisin et sent le parfum enivrant de la terre après la pluie. Attiré par l’odeur du lait maternel le nourrisson s’agite. Elle déboutonne sa chemise, le guide vers son sein. Le bruit de succion, puis les petits doigts qui s’ouvrent et se replient sur le tissu comme le font les chatons avec leurs pattes. Un léger souffle d’air. La mère ferme les yeux, fredonne une comptine apprise dans son enfance et attend que le jour se lève.

Jour de tristesse, la petite fille punie s’isole sur la balançoire. Son refuge. Avec sa sandale, elle creuse le gravier, dessine des lignes, des arrondis puis efface tout d’un geste rageur. Un nuage de terre tourbillonne au-dessus de ses pieds. Les larmes coulent sur ses joues. Elle renifle, essuie la morve sur son bras. Sa petite sœur l’appelle, crie son prénom déformé. « Petty » au lieu de « Betty ». D’ordinaire ça l’amuse, mais là, elle fait la sourde oreille, se penche en avant, pose la pointe des pieds sur le sol, recule le plus loin possible et se lance. Jambes tendues puis repliées, elle accélère le mouvement, prend de la vitesse. L’air fouette son visage, la sensation dans le ventre comme un vertige qui la grise. Au-dessus d’elle, le ciel immense. Elle observe les nuages, invente des formes : une tête de chien, une fleur, un cheval qui se cabre. Elle fait corps avec la balançoire qui l’emmène ailleurs, dans un monde imaginaire, là-haut, tout là-haut. Lorsqu’elle ralentit l’allure et pose enfin le pied à terre, tristesse et colère ont disparu.

Soirée d’été. Les enfants sont couchés. Le repas gardé au chaud, la mère attend le père. L’air est lourd et moite. La chemise colle à sa peau. Elle éponge d’un revers de la main la sueur qui perle sur son front. La balançoire est immobile. La mère s’approche, s’assoit, trouve du réconfort dans ce mouvement léger de va-et-vient et dans le bruit régulier du grincement métallique. Elle remonte les pans de sa robe au-dessus des genoux, observe ses mains sèches et rugueuses, usées par les lessives et les travaux des champs. Avant, elles étaient belles et fines. Elle se remémore la jeune fille qu’elle était. Grande, la taille mince, de longs cheveux ondulés auburn qui faisaient sa fierté. A quinze ans, elle rêvait de partir loin d’ici dans une grande ville aux lumières scintillantes où tout semblait possible. Parfois, lorsque sa mère l’envoyait au drugstore, elle feuilletait le magazine The American fascinée par ces femmes aux tenues élégantes. Elle caressait du doigt les photos. Robe à la taille cintrée et jupe plissée évasée, chaussures à talons fins, gants en soie, chapeau. Elle voulait plus tard ressembler à ces gravures de mode. Mais elle n’est jamais partie d’ici. Elle ne connaît rien d’autre que cette région pauvre et isolée.
Elle se souvient du bal. De sa première rencontre avec John. Elle avait dix-sept ans, dix de moins qu’aujourd’hui. Dix ans qui lui semblent en être cent. Une éternité. Elle portait une robe à fleurs, ses cheveux joliment relevés. Il l’avait invitée à danser, engoncé dans une chemise fraîchement repassée qui sentait le savon. Au fur et à mesure des danses, il avait resserré son étreinte. Un homme fort, gentil et drôle. Elle aimait son sourire. Après le bal, ils s’étaient revus souvent. Un jour, John s’était présenté à la ferme de ses parents. Mal à l’aise dans ses habits du dimanche, rasé de près, son stetson à la main, il avait fait sa demande au père. Un mariage très différent de ce dont elle avait rêvé. A peine quelques mois et son ventre s’était arrondi, puis les autres grossesses s’étaient enchaînées. Avec les années, John a perdu son sourire, usé par le travail et les désillusions. Sécheresses et mauvaises récoltes à répétition sur cette terre oubliée des Dieux. John parle peu, s’absente de plus en plus souvent et réapparait parfois l’haleine chargée d’alcool.
La mère fixe le chemin de terre qui longe les champs et semble mener vers nulle part. Elle guette le bruit du moteur du vieux Pickup. Bientôt il fera nuit. Elle attend.

***

Une femme me bouscule et s’excuse. Le charme est rompu, retour à la réalité. Devant moi, la photographie reprend sa fixité. Juste une balançoire vide suspendue par des chaînes.

© Wright Morris, Swing Seat, School Yard, Nebraska, 1947


Sandra Dullin / « Nouvelles » animé par Geneviève Metge

Décembre 2022

Habiter quelque part… dans une odeur, une couleur…

J’ai vécu dans des réveils parfumés au café, dans le bruit crachotant de la cafetière italienne, dans le « dépêche-toi tu vas être en retard », dans la répétition de la maxime matinale : « tu ne peux pas travailler à l’école avec le ventre vide », dans la couleur du chocolat au lait qui se ride en refroidissant, dans l’injonction « mange ta tartine, finis ton bol ! ».
J’ai vécu dans le geste d’une main qui glisse un goûter dans ma poche.
Avec des réveils modelés par une autorité affectueuse j’allais à l’école.
J’ai vécu dans la leçon de morale inscrite en belle écriture en haut à gauche du tableau noir et renouvelée chaque jour.
Avec la musique de la plume qui sonne au fond de l’encrier blanc. Dans le bleu de l’encre qui tache le bureau en bois, et salit les doigts.
Avec les cartes de géographie en carton, avec l’équerre et le rapporteur en bois jaune.

J’ai vécu dans les chants patriotiques chantés par les enfants sur la place du village le 11 Novembre.
Je m’envolais avec les enfants de la Patri- i- e , je m’enflammais dans ce jour de gloire arrivé, je ne comprenais pas pourquoi l’étendard élevé était sans gant, et j’attendais les féroces soldats pour me faire égorger. Je m’échappais de la Marseillaise pour entonner un Chant du Départ tonitruant où la victoire devait m’ouvrir la barrière.
Je me suis glissée dans le vol noir des corbeaux sur la plaine du Chant des Partisans. 
J’étais le corbeau, le pays enchaîné, l’ennemi qui allait connaître le prix du sang et des larmes.
J’étais rutilante dans les médailles des anciens combattants.
J’étais le drapeau de velours et je flottais au vent.
Avec la gerbe posée au pied du monument au mort, j’ai rêvé d’être « la France reconnaissante » en majuscules ou l’un de « nos chers disparus » en lettres dorées.
Perdue dans le discours du maire, je cherchais mon père dans la foule.


Odile Charrier / « Autofiction » animé par Florentine Rey

Novembre 2022

Au sortir de la clinique

Au sortir de la clinique,
somnambule en plein jour je regarde le bout de mes souliers.
Commence une journée en perdition.
Les paroles définitives du médecin ont fracassé mes lendemains.
Du tréfonds de mes pensées en déroute me reviennent ces trois vers d’Aragon
« Nous n’avons pas chéri ces heures doubles
Pas assez partagé nos songes différents
Pas assez regardé le fond de nos yeux troubles. »

Plongeon en apnée dans les années joyeuses, lointain souvenir d’un maitre respecté à la découverte du « Crève-cœur », poème obscur, poème de résistance. La rue explosait de jeunesse de liberté et d’amour,
elle demandait l’impossible et croyait l’obtenir.
Je me souviens des bouffées de jouissance dans la fumée écœurante de la rue, d’avoir arpenté le boulevard Saint Germain hurlant à en perdre la voix, d’avoir dansé devant les bouches de métro,
Je me souviens de cette main douce et tendre qui serrait la mienne. Où es tu mon bel amour ?
Le souvenir d’un mai tout en couleurs, des nuits à courir et à te regarder courir, à tenir dans mes bras des amis de passage, à chanter jusqu’au matin dans des chambres inconnues, te regarder dormir en pensant à demain.
Adieu mes chers amis, je suis bon pour la retraite
A quoi bon s’être tant battus ? Faut-il oublier mes souvenirs :
les frissons de la nuit se sont éloignés.
Mes rêves chimériques n’ont pas découvert la fraternité
Le Printemps fut trop beau mon cœur est meurtri par la défaite, Nous avons accepté trop de mensonges,
nous rêvions de sommets hors limites.
Ce fut un grand désastre
La liberté s’est fait la malle, elle a pris une claque Avons-nous par nos rires, attiré le malheur.
J’ai perdu ma colère sur les fauteuils des biens pensants C’est fini… qu’on range nos espoirs
Sous les chars chargés de haine on ne compte plus les morts
La nuit approche, ma barque prend l’eau, je n’atteindrai pas le port espéré Mon cœur peut s’arrêter de battre
Il n’y a plus que des mots exsangues des mots sans ponctuation sans point final
« Je suis le roi de mes douleurs »


Michel Picard / « Prose poétique » animé par Florentine Rey

Octobre 2022

Elle

Elle a quitté son précédent logement il y a deux ans. Non que l’environnement fût désagréable, le quartier était riche et plein de ressources, mais elle s’en sentait exclue. On lui attribuait, sans aucune preuve, les méfaits, les minuscules incivilités qui agacent ceux pour lesquels une vie lisse sans aspérité sociale tient lieu d’idéal et de symbole de réussite. Pour ces gens-là, arpenter rues et trottoirs relève de l’inacceptable. Elle est partie avant l’expulsion inéluctable.

Son nouveau « chez soi », finalement aussi confortable que le précédent, lui convient. La propriétaire ne l’importune jamais et n’est pas avare d’attentions de tous ordres à son égard. Avec le temps, elle se surprend même à commencer à l’aimer. Elle a conquis sa place dans son nouveau quartier dont elle connaît désormais coins et recoins. Elle a apprivoisé les habitants, le plus souvent de condition modeste, mais le cœur sur la main. Elle a imposé ses habitudes, ses horaires, ses circuits privilégiés.

Et puis elle a rencontré l’Autre. Superbe et arrogante dans sa fourrure grise, l’Autre a fait irruption sur son trottoir. Une insulte. Une blessure ravivée aussi.
La classe insolente de l’Autre la renvoie à ses origines et ses ressentiments. Elle méprise les héritières bien nées, racées et choyées qui exhibent leur prétendue beauté comme si le mérite leur en revenait. Éternelles entretenues, protégées de concurrentes susceptibles de contester leur légitimité congénitale et de remettre en cause privilèges et territoires. Capricieuses toujours insatisfaites, ingrates envers ceux qui les servent. Dégénérées à jamais inaptes à subvenir par elles-mêmes à leurs besoins. Elle, la bâtarde, a pour unique héritage l’énergie du sang-mêlé, carburant vital pour s’imposer dans un univers qui ne l’attend pas. Elle a appris que vivre se mérite chaque jour. Par tous les moyens : intelligence, persévérance, séduction, ruse, violence, vol parfois. Indépendance toujours.
Contre toute attente, l’Autre sait se battre. Elle vit dans la rue et en connaît les règles. Une belle bagarre pour un bout de trottoir. Puis un compromis mutuellement accepté, concrétisé par le marquage des territoires respectifs. Chaque soir, chacune revisite les limites de son domaine. Chacune son style, chacune son charme. Le conflit frontal a fait place à un voisinage bienveillant scellé par le rituel de protection des frontières.  

Cette nuit, c’est LE jour.

Lui, elle l’a repéré dès son arrivée sur les quais, deux semaines auparavant. Ils se sont reconnus. La même race, la même fierté. Ils se sont reniflés. Sans plus. Pour l’instant.

Cette nuit, elle l’attend.

Il approche, elle le devine. L’instinct. Il apparaît au coin de la rue, s’arrête un instant. Sens en éveil, prise d’information. Il avance. Démarche souple, assurée et vigilante à la fois. Il s’approche d’elle sous le regard de l’Autre qui observe, immobile.  Elle fait quelques pas sur le trottoir, allure chaloupée, reins creusés. L’appel. Il la suit. En un éclair, il est sur elle, l’immobilise. Il la pénètre de toute sa vigueur. Elle expulse un long cri rauque dans la nuit. L’Autre a disparu.

Elle allaite ses trois chatons vigoureux sans illusion sur leur avenir. A moins qu’une amie de la propriétaire en adopte un, deux peut-être… comme la dernière fois. Qui sait ?


Patrice Roche / « Manuscrits » animé par Marion Piqué

Septembre 2022

Le train de 17h47

Dimanche en fin d’après-midi, j’ai eu un appel téléphonique.
– Monsieur Jeannot est revenu chez moi.
– Je suis désolé. Il semblait pourtant aller mieux cet hiver.
– Il est assis dehors, sur le banc, à attendre le train de 17h47.
– Je vais venir le chercher.
– Oh, il ne me dérange pas. Il est toujours très gentil. Je lui ai demandé s’il voulait se mettre au chaud, prendre un café, il a refusé. Il m’a dit que le train avait souvent du retard. Vu que la gare est fermée, il risque d’attendre longtemps…
Ça lui a repris. Cet automne, on pensait que ses crises étaient terminées. Pendant les fêtes de fin d’année, il était resté tranquille. Il continuait de faire ses promenades habituelles dans le village, conversant avec les rares habitants qu’il croisait, avec les quelques animaux qui restaient dehors malgré le froid. S’il ne rencontrait personne, il discutait avec les arbres. On savait qu’il s’apitoyait de les voir sans feuille, nus pendant l’hiver. On ne s’inquiétait pas, du moment qu’il restait dans les limites de la commune, entre sa maison et le bar des amis.
Probablement, ce dimanche, Jeannot était un peu plus triste. Il avait bu sans doute un peu plus que d’habitude. C’était un de ces dimanches mornes et gris d’hiver où on a l’impression que le jour ne se lèvera jamais. Depuis plusieurs années, la neige n’est même plus là pour éclairer les routes et les champs de Saint-Sulpice. Le cerveau de Jeannot a tendance à s’obscurcir lui-aussi, avec le temps. Dans sa tête, les années se mélangent et aujourd’hui, il est allé chercher l’institutrice à la gare de Saint Julien, comme il en avait l’habitude, en 1970…
Il n’y a plus de train qui passe depuis plus de vingt ans à Saint Julien. Ils ont enlevé la voie ferrée, ont goudronné, tracé une piste cyclable sur plusieurs kilomètres. La gare a été vendue. C’est devenu une jolie habitation avec toujours une barrière blanche qui l’entoure. Sur le mur, au-dessus de la porte d’entrée, une belle locomotive à vapeur sculptée a été restaurée et rappelle l’ancienne activité du lieu.
 La première fois que Jeannot est entré dans la maison, la propriétaire l’a pris pour un voleur et a alerté la police. Les gendarmes sont arrivés. Quand l’un d’eux s’est approché de lui, Jeannot l’a confondu avec le chef de gare. Il lui a demandé s’il y avait eu un accident au passage à niveau car le train de 17h47 n’était pas arrivé. Constatant son état, les gendarmes ont fait venir une ambulance. Les infirmiers ont pris le relais.
Au bout de la troisième fois, le médecin de la clinique a préconisé de le placer définitivement dans un service spécialisé. Les habitants de Saint Sulpice ont plaidé sa cause. Ici tout le monde connait Jeannot. Tout le monde l’aime bien. La journée, il s’occupe de son jardin. Il a encore une ruche et il donne généreusement son miel à ceux qui lui rendent visite. Il parle toujours à ses abeilles comme il parle à tout ce qui bouge ou ce qui pousse. C’est juste certains dimanches où il n’est pas bien. Il boit un peu plus que d’habitude et il se promène dans le temps. Dans le courant de l’après-midi, il se met en route pour aller à l’ancienne gare de Saint Julien. Les gens d’ici essayent de le surveiller mais l’hiver il fait vite nuit, on ne le voit pas forcément partir.
On l’a retrouvé plusieurs fois dans la grange communale, assis sur le Pony, le vieux tracteur rouge qui ne roule plus. Il sanglotait :
– Je ne sais pas ce qu’il a ce tracteur. Il ne veut pas démarrer et je vais être en retard. L’institutrice va s’inquiéter.
On m’avait brièvement parlé d’une aventure que Jeannot avait eu avec une institutrice, bien avant mon arrivée à Saint-Sulpice. Dès que je tentais d’en savoir plus, on se taisait. Je n’étais pas né ici et je continuais à être un étranger. Depuis toutes les années que j’habitais dans le village, Jeannot m’avait confié beaucoup de ses secrets de jardinier, d’apiculteur, mais aucun de son cœur. 
Quand il s’est mis à vraiment perdre la tête, l’ancienne patronne du bar des amis connaissait les liens qui s’étaient noués entre lui et moi et elle a bien voulu me raconter entièrement l’histoire : « Il y a une quarantaine d’années, une jeune institutrice a été nommée à l’école de Saint-Sulpice. Elle s’appelait Hélène Rioux. Elle faisait tous les niveaux de l’école primaire. Jeannot n’était pas bien vieux non plus à cette époque, un peu ballot mais beau garçon.  L’institutrice venait d’Aix et pour arriver à Saint Sulpice, ce n’était pas simple. En ce temps-là, il y avait encore un train à Saint-Julien, mais pas d’autocar pour monter jusqu’à Saint Sulpice.  C’est Jeannot qui se débrouillait pour aller la chercher le dimanche.  Chaque week-end, elle repartait chez ses parents. Tous les dimanches soir à 17h47, Jeannot était à la gare. Comme il n’avait pas le permis, il partait la chercher en tracteur, le vieux tracteur rouge qui est encore dans la grange communale. Il lui avait même aménagé un petit siège sur le côté, au-dessus du garde-boue. On l’entendait de loin, lorsqu’il arrivait. S’il y avait de la neige, que la route n’était pas praticable, ça ne l’arrêtait pas. Il s’en allait à pieds. Il ramenait l’institutrice, en suivant des raccourcis à travers bois. Personne d’autre que lui n’aurait pu se guider dans la forêt, pour revenir jusqu’au village en pleine nuit. La semaine, lorsque L’institutrice faisait classe, Jeannot trouvait toujours quelque-chose à faire dans la cour de l’école. Elle avait bien de la chance car il l’aidait pour tous les petits travaux. Il s’occupait aussi avec elle de la fête de l’école. C’est lui qui tenait le stand de la pêche à la ligne. Il préparait tout, cueillant les roseaux pour faire des cannes à pêche, confectionnant les crochets pour accrocher les surprises. Faut dire que c’est un fameux bricoleur.
Même s’il n’était pas bien instruit, la maîtresse d’école avait un peu le béguin pour lui. Elle allait souvent se promener du côté de chez Jeannot. Pour ce qui est de la nature, il a dû lui en apprendre. Un vrai livre de leçon de choses ! A la fête, on les a vus plusieurs fois, danser ensemble, si bien que les enfants racontaient partout que Jeannot était le fiancé de l’institutrice. Après trois ans passés à Saint Sulpice, elle est repartie chez elle, à Aix. Une mutation. Elle n’est jamais revenue au village. C’est à cette époque que Jeannot a commencé à boire. »
Il me faut à peine dix minutes pour descendre à Saint Julien. On a convenu avec la propriétaire qu’elle m’appelle directement lorsque Jeannot vient chez elle. Quand j’arrive à l’ancienne gare, il est dans le jardin, il marche en faisant des allers-retours le long de la façade d’entrée de la maison. Il semble chercher quelque-chose, quelqu’un… – Hé Jeannot ! Qu’est-ce que tu fais là ? Il faut rentrer maintenant.
– Salut, tu tombes bien ! Si tu vois le chef de gare, tu veux bien lui demander où ils ont mis le distributeur de Friandises. Pas moyen de le trouver. Je voulais prendre une boîte de pastilles de la Vosgienne pour l’institutrice. C’est bien pour sa voix, les bonbons au miel. On a vite mal à la gorge en cette saison.
– Viens avec moi on va l’attendre au chaud dans l’auto.
– Tu ne sais pas la meilleure. Il y a une femme qui a voulu m’offrir un café, tout à l’heure. C’est gentil mais tout le monde sait qu’il n’y a jamais eu de buffet à la gare de Saint Julien. On n’est pas à Marseille Saint-Charles ! Elle ne va pas bien celle-là !
Il s’est mis un doigt sur la tempe. Il rigole et je ris aux éclats avec lui en l’installant dans la voiture.


Daniel Viollet / « Nouvelles 2 » animé par Geneviève Metge